La genèse du rythme et l’anthropologie gestuelle

 

UNIVERSITE DE PARIS SORBONNE – PARIS IV

Mardi 27 Mars 1984 – Salle Louis Liard – 17, rue de la Sorbonne

 

                                                                  DOCTORAT D’ETAT                                                                                                                                                                                                                                                                                   Monsieur Stanislas PACZYNSKI

 

                                                                                                                                                                       

             Jury: Jean Cazeneuve – Michel Imberty – Michel Meslin – Danièle Pistone / Rapporteurs: Bernard Guillemain – Edith Weber

 

Texte d’introduction lu devant le jury pour ouvrir la soutenance – Mars 1984.

A une époque où l’on cherche à tout prix à “ gagner encore du temps sur le temps “ selon une formule publicitaire, où le temps est volontiers représenté sous la forme d’une ligne droite qui, venant du passé se dirige vers l’avenir, il est peut-être difficile – même si on en accepte intellectuellement l’idée – de concevoir un temps qui n’a pas été vécu ainsi.

Autrefois, en effet, le rythme avait dû être figuré dans l’espace par un geste traçant un cercle (T II, p.500), à l’image de la Roue de la Vie, du retour du jour et de la nuit, de celui des saisons, de celui des planètes – cycle éternel où la naissance appelle la mort qui, elle-même, ne peut être conçue sans une nouvelle naissance. La civilisation égyptienne millénaire avait connu ce temps qui reflétait alors celui de l’ordre cosmique, oeuvre divine par excellence où tout changement correspondait à un risque de régression qui pouvait alors conduire au chaos (T I, p.265). Mais nous sommes déjà dans le temps de l’Histoire ou plutôt dans celui de la Protohistoire et de la Préhistoire. “ Toute reconstitution du passé est une sélection “ nous rappelle Raymond Aron dans Dimension de la conscience historique. Mais tout discours n’est-il pas déjà, à sa manière, une sélection? Qu’est-ce qu’un rythme? Qu’est-ce qu’un geste?

Les difficultés surgissent de toutes parts. Le seul fait de parler en ce moment même constitue en soi un rythme: nous choisissons des mots; nous les mettons dans un ordre précis. La phrase est construite. Nous la prononçons. Le timbre de la voix se fait entendre. L’inspiration et l’expiration établissent un rythme. Nous espérons nous faire comprendre de l’Autre qui, en lui-même, mène en même temps son propre discours intérieur conscient et inconscient. Nous esquissons alors un geste pour souligner notre propos, à moins que ce ne soit le geste lui-même qui vienne en premier lieu, avant toute parole: c’est alors un regard, une intention, une présence du corps et de l’être qui de lui-même tient lieu de discours, où en un seul très bref instant, tout semble être dit. Mais cela suppose déjà que nous ne croyions plus au pouvoir de la parole. Le geste, lui, à peine esquissé a disparu. Il nous reste alors le silence et la mémoire pour nous souvenir du son de la voix et de la nature du geste qui a voulu signifier “ quelque chose “. La volonté de se faire entendre de l’Autre pose le problème fondamental de la communication entre les êtres.

La genèse du rythme et l’anthropologie gestuelle est conçue comme une oeuvre musicale où différentes voix se font entendre. Tantôt en harmonie, tantôt discordantes, elles ne font que concourir, par leurs différents registres, à l’élaboration de l’ensemble de la palette sonore. Aucune d’elles ne saurait être écoutée des autres sans nuire à la qualité de l’accord. Que le main façonne des outils, qu’elle construise une ville, qu’elle frappe sur un tambour, qu’elle implore les dieux, qu’elle manifeste la joie ou qu’elle s’abatte pour tuer, elle est porteuse d’un Sens. Les voix d’André Leroi-Gourhan, de Mircea Eliade et celle de Karlfried Graf Dürckheim notamment, nous aideront à le découvrir. Le geste vertical guidera nos recherches.

Quand l’homme tourne son regard vers des temps oubliés, des civilisations disparues, le passé – loin d’être perdu – lui fait comprendre qu’il est l’héritier d’un geste, d’un son, d’un rythme, d’une pensée d’un enseignement qu’il est amené à son tour à transmettre. Le silence qui entoure les ossements, les objets, les figurines, les statues, les instruments de musique et les textes millénaires (rassemblés aujourd’hui loin de leurs terres d’origine dans les lieux profanes que sont les musées) nous a encouragé à remonter le temps afin de reconstituer les premiers gestes et découvrir les premiers rythmes.

Entre le geste hypothétique du Ramapithèque et les premiers signes d’une conscience du geste chez les Australopithèques, nous parviennent les témoins des plus anciennes empreintes connues de la marche bipède de l’ancêtre de l’homme. Elles remontent à 3 Millions 600 mille ans. L’Homo habilis semble transmettre un savoir alors que les Archanthropes élaborent une véritable technique du geste illustrée par le biface taillé au percuteur tendre. Les premiers vestiges métaphysiques apparaissent, selon l’expression d’Yves Coppens. Le culte des morts et les rites se manifestent avec les Paléanthropes. Les incisions parallèles, dont les toutes premières se situent entre 50.000 et 35.000 ans avant notre ère, sont les témoins d’une volonté délibérée de fixer un rythme. Les premiers instruments de musique font leur apparition entre 30 et 20.000 ans avant l’ère chrétienne. Ce sont des tubes d’os à perforations régulières – ce qui n’exclut pas l’existence d’autres instruments en bois, en roseau ou en crin de mammouth, aujourd’hui disparus. Ils ouvrent la voie au geste, au son et au souffle en rapport avec le culte naissant de la Déesse-Mère. Le danseur masqué de la Grotte des Trois-Frères exprime la vie. Le chant, la danse, la magie et le culte d’un au-delà nous font comprendre que le terre va devenir la Terre-Mère nourricière. La genèse de l’artisan qui construit la civilisation nous permet de découvrir le symbolisme du geste vertical: on entend les coups répétés du forgeron et du joueur de tambour; ils préfigurent le voyage mystique du shaman, conjointement au silence de l’homme qui trace les premiers signes de l’écriture à l’aube de l’histoire. Le scribe accroupi, l’un des symboles de la civilisation naissante, nous donne la possibilité d’évaluer le chemin parcouru: de l’animé et l’inanimé des protoaustraloïdes en Inde, jusqu’à la danse de Shiva – dieu qui construit et détruit le monde par le geste, le son, le rythme et la respiration – nous assistons à un langage des gestes au coeur d’une symbolique du mouvement dans le théâtre hindou. La danse sacrée ne saurait exister sans un lieu orienté vers le divin: le plan du temple reproduit les rythmes intérieurs de l’homme et du monde. Le temple ne peut être construit sans un geste symbolique: c’est un dieu qui enfonce le clou pour son édification en Mésopotamie. Les résonances lointaines de cet acte nous parviennent grâce à l’Epopée de Gilgamesh qui restitue le sens du Meurtre Créateur. La construction de l’édifice spirituel revêt alors des proportions considérables en Egypte: on y dresse la Maison de Vie et la Pyramide pour entendre la voix d’Osiris, le Verbe Créateur. La vie dans l’au-delà est placée sous le signe de la musique, où les gestes, les sons, les rythmes, la posture du corps et la respiration mèneront le fidèle à la Musique Suprême – le Grand Silence.

La tradition orale des aèdes en Grèce, le chant des dieux – dont on saisit le sens par le pacte Apollon – Dyonysos – les structures du rythme et la conscience du geste comme l’éducation du geste et la maîtrise du rythme nous font découvrir les cérémonies antiques: on entend au loin les rites où le geste, le son et le rythme ont un sens dans le culte de Shiva – Dionysos et dans les mystères de Déméter, issus de la tradition égyptienne isiaque, célébrés à Elensis pendant près d’un millénaire, à partir du VI ème siècle avant J.-C (T II, p.365 et suivantes surtout p.368). On célèbre le mariage sacré de Zeus et de Déméter, union du Ciel et de la Terre, renouvellement mystique pour assurer et promouvoir la fécondité de la nature. Transmis de maître à disciple par tradition orale, on a probablement dû apprendre dans le secret, le sens de la respiration, du geste et du rythme pour délivrer l’homme de l’illusion du moi et des liens de la multiplicité, afin de retrouver l’unité originelle dans la méditation, et cela, aussi bien dans des cérémonies sacrées en Mésopotamie, en Egypte, en Inde qu’en Grèce. Le siècle d’or de l’humanité, le VIème siècle avant notre ère, nous permet alors d’entendre la voix du Bouddha en Inde, de Zarathroustra en Perse, d’Isaïe et d’Ezéchiel chez les Hébreux, d’Héraclite et de Pythagore en Grèce, de Lao-Tseu et de Confucius en Chine.

Mais, déjà, le culte de Dionysos ouvre la voie à la genèse de la tragédie grecque. A la perfection du geste du sculpteur répond la voix des philosophes. On discute des sources de la vie en évoquant le mouvement et l’immobilité chez les Présocratiques, tout en écoutant le discours des Sophistes qui élaborent une musique du verbe. Après Socrate et le bâton symbolique, Platon et la métaphysique du rythme, Aristote et la dislocation de l’Harmonie des Sphères, Aristoxène  de Tarente établit la première théorie du rythme musical.

Cependant, au moment même où l’homme accorde de plus en plus d’importance à la Parole, au discours, aux idées, les germes d’un malentendu fondamental sont déjà présents: on assiste à la conquête du monde par le calcul, l’intelligence et le Savoir. Le culte de l’homme se substitue progressivement à celui des dieux. On prône l’individualisme. Le musicien devient insensiblement un virtuose applaudi. L’acteur est maintenant sorti du choeur. L’arbre, première religion de l’humanité, commence à dépérir: on différencie le profane et le sacré. Le malentendu est né: on commence à confondre Savoir et Connaissance (T II, p.545 et suivantes surtout p.554).

Depuis longtemps, des coups répétés nous parvenaient avec insistance: Héphaïstos, l’artisan, maître des forges, fondeur des dieux, forgeait avec les Cyclopes le bouclier d’Achille, nous faisant oublier par là le sens du pacte Apollon – Dionysos. Alors même que la genèse de la civilisation est à l’image de la main qui s’élève pour construire, ce même geste symbolique s’abattra pour tuer. Nous découvrons alors, en résumé, que

– La période préhistorique voit l’homme affiner son geste pour façonner un outil afin de survivre, donc pour tuer.

– La Protohistoire voit la genèse de l’artisan mais aussi celle du conquérant qui veut tuer l’Autre: la civilisation d’Ur, en Sumer, qui faisait entendre ses lyres, ses flûtes et ses grands tambours, sera détruite au début du IIème millénaire par les sémites des déserts de Syrie.

– En Inde, la civilisation de l’Indus – dont le dieu du yoga et de la musique, Shiva, construit et détruit le monde par sa danse et son tambour – sera anéantie par les Aryens au début du XVème siècle avant l’ère chrétienne.

– En Egypte, Osiris est un roi assassiné. Démembré par son frère Seth, il ressuscitera grâce aux puissances magiques de sa femme Isis et à l’aide de Thot, secrétaire d’Osiris, qui détient le pouvoir du son. Au XVIème siècle avant J.-C, l’Egypte sera submergée par les Hyksos.

– En Grèce, Apollon tue tous les dieux de la musique (T II, p.389, 393, 395). Les gestes meurtriers s’abattent en un rythme inexorable dans le théâtre antique grec – véritable danse de possession qui baigne dans le sang. Au cours du Vème siècle, la guerre du Peloponnèse éclatera et l’Empire athénien sera écrasé.

Le plus féroce des empires sera celui des Assyriens qui, à la fin du VIIIème siècle avant notre ère fondera son existence sur la violence, la terreur et le meurtre.

– Dans la Bible, Yubal, l’inventeur de la musique et Tubal-Caîn, le père des forgerons sont les descendants du meurtrier Caïn à la 7ème génération (T II, p.573, 574, 575).

Les premiers mots de l’Ancien Testament, qui ne nous situent plus dans le temps de l’Histoire, établissent alors un lien entre les civilisations anciennes et le monde du XXème siècle en nous permettant d’entrevoir le sens symbolique de la danse devant l’Arche (T II, p.557 et suiv.).

Ainsi, bien avant l’ère chrétienne, tous les éléments sont réunis pour nous donner la possibilité d’effectuer un saut considérable dans le temps – saut justifié dès notre introduction (p.9, 10, 11 et T II, p.545) – afin d’observer le monde d’aujourd’hui. L’individu se regarde maintenant dans le miroir de la psychanalyse. Une nature inconnue jusqu’alors se révèle à lui: le geste vertical du percussionniste a des racines inconscientes. Nous les présentons sous forme d’hypothèses: le geste tue le père, le son retrouve la mère éternelle. En renouvelant son geste, le percussionniste commet perpétuellement un meurtre symbolique.

Le doute semble ne plus être permis: le rythme a donné naissance au meurtre. Notre chapitre VIII, Histoire d’un enseignement du geste: sa voie, ses étapes se justifie alors pleinement: il faut travailler la musique autrement, en acceptant le geste meurtrier par l’Art sans art et retrouver ainsi par le travail placé sous le signe de la maîtrise, un enseignement qui a dû exister dans toutes les civilisations naissantes, bien avant l’ère chrétienne – civilisations traditionnelles, aujourd’hui partiellement oubliées ou perdues. Ce geste qui tue dont nous sommes tous porteurs en tant qu’héritiers des civilisations passées, doit être intégré dans le silence d’une métaphysique du rythme. Par ce silence, nous pressentons cependant que ce n’est peut-être plus le rythme qui a donné naissance au meurtre mais bien le meurtre qui a engendré le rythme. Le Rythme est une forme du sacré: il nous donne la possibilité d’assumer et de transcender le Meurtre Primordial.

Le chemin que nous avons parcouru forme ainsi un cercle, à l’image de la cible frappée en son centre par la flèche de l’arc préhistorique, par celle de l’arc de Shiva, de celui d’Apollon jusqu’à celui du maître Zen: des premiers outils fabriqués par les ancêtres de l’homme, vers l’édification de la Pyramide qui revêt un sens au son des instruments de musique, jusqu’au geste spirituel qui peut se laisser reconnaître chez le percussionniste du XXème siècle, le tracé du cercle, après un long parcours, aboutit à son point de départ à l’image d’un temps retrouvé – “ sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part « , selon la formule de Blaise Pascal.

Notre démarche se heurte cependant à la situation de la civilisation contemporaine. Si le sacré constituait une dimension première de l’existence de l’homme archaïque, il est aujourd’hui l’objet d’une spéculation critique qui l’analyse, l’interroge et même le soupçonne. Notre monde a refoulé ou démythifié les phénomènes religieux. La désacralisation diffuse de la culture, favorise cette sorte de perversion de l’homme trop exclusivement séduit par une volonté de puissance et par l’ivresse d’une démesure: on travaille un instrument de musique – la percussion notamment – pour jouer vite et fort, afin de jouer plus vite et plus fort que l’Autre, l’étouffer pour finalement le tuer symboliquement. On renforce ainsi l’égo, ce qui est en soi une attitude fondamentalement anti-musicale, la musique étant par essence une possibilité offerte pour communiquer avec l’Autre. L’éducation musicale, la musique elle-même et finalement notre civilisation orientées vers la technicité et la compétition ont oublié l’écoute de l’Autre, c’est à dire l’art du silence.

En 1983, Alexandre Soljenitsyne déclarait: “ Si je devais citer le trait principal de tout le XXème siècle, je ne pourrais répéter qu’une fois de plus: les hommes ont oublié Dieu “. La science est une forme spécifiquement chrétienne d’impiété. La plus puissante civilisation de l’histoire a enfanté l’homme précaire, selon l’expression d’André Malraux. Cet homme ne peut se réconcilier avec lui-même qu’en réexaminant son système de valeur et en admettant que la véritable aventure est intérieure: il faut apprendre à s’affranchir de l’égo qui désire en se plaçant dans la perspective de l’être et non plus dans celle de l’avoir, afin de redécouvrir le sens authentique du geste vertical.

Bien que le monde soit actuellement dans le 4ème âge de son histoire appelé le Kali-yuga – “ l’âge sombre “ dit aussi “ l’âge des conflits “ – certains signes annonciateurs d’un “ retour du sacré “ semblent apparaître en cette fin de siècle. Les propos d’André Malraux sont prophétiques à cet égard: le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas. Puisse le geste accompagner sans violence le Rythme nouveau qui se fera alors entendre, reflet du Rythme Premier qui a toujours été. L’éveil sonore de la vie, évoqué dans les premiers mots de notre introduction, se répercute maintenant comme un écho, jusqu’au silence suggéré dans les dernières lignes de notre travail.

En joignant à notre exposé une chronologie complémentaire (supplément à l’appendice IV) et des errata, nous avons conscience du caractère illimité du sujet. Notre souhait consiste simplement à avoir tenté d’apporter une nouvelle pierre à l’édifice, en espérant que d’autres viendront ajouter la leur sur une construction qui est à l’image de la naissance, de la maturité et de la mort, cycle rythmique inexorable que la main du divin forge éternellement.

Permettez-moi de vous remercier, Monsieur le Président, Madame le Professeur et Monsieur le Professeur qui avez accepté de diriger mes recherches, Madame le Professeur et Messieurs les Professeurs membres du jury, de m’avoir permis de vous présenter ce travail aujourd’hui.